Une histoire pastorale du Vercors
(Toutes les photos ont été prises en temps réel dans le feu de l'action)
 

Fin août 2005, c'est la fin des vacances d'été et sur les hauts plateaux du Vercors, tandis que les fleurs de gentiane fanent, les marmottes se hâtent pour préparer leur longue hibernation. Nous partons tôt le matin pour une balade en montagne, objectif : le refuge de la combe de fer et sa grotte que nous connaissons bien. Nous pénétrons dans le gouffre avec Kévin, je le guide jusqu'à moins 90 mètres à la lueur des lampes frontales.

Une heure plus tard, nous retrouvons la lumière du jour et Chiemi qui nous attend sagement en soignant le petit lérot blessé que nous avons trouvé  en arrivant. A la fin du pique nique, je les convaincs de tenter de rejoindre le pas de la Balme par la montagne sauvage, une rando hors sentier comme je les aime. Pendant que nous escaladons les lapiaz impressionnants et les pierriers de la tête des chaudières, j'ai une petite inquiétude : Le plafond nuageux est dense et pas très haut, j'estime son altitude à peu près égale à celle de notre objectif ou nous retrouverons un sentier, je leur demande d'avancer le plus rapidement possible car je crains une descente soudaine du plafond. 



Alors que nous sommes occupés par l'observation de marmottes, les nuages épais nous enveloppent soudainement. En quelques secondes, la visibilité se réduit à quelques mètres, toute orientation est définitivement impossible, c'est impressionnant et Chiemi manifeste quelques craintes. Mais je connais bien le secteur et j'ai une boussole dont je sais me servir, alors nous commençons notre progression en aveugle.

Nous sommes prisonniers de cet épais brouillard depuis une bonne heure quand un petit cri parvient jusqu'à nous. Nous sommes surpris car il déchire littéralement le lourd silence dans lequel nous évoluons. Nous ne l'identifions pas immédiatement. Nous nous arrêtons pour écouter plus attentivement, et nous reconnaissons un frêle bêlement. Nous venons d'arriver dans les premières prairies d'alpages : "Peut-être le troupeau de Combeauvieux" me dis-je tout de suite. Mais c'est impossible ! Le troupeau, ce sont des centaines de têtes et des dizaines de clochettes, c'est très bruyant. En fait, il n'y a de toute évidence qu'un seul et unique animal qui parait nous avoir entendu et qui bêle frénétiquement dans notre direction. Ma boussole retrouve ma poche et c'est ce son qui devient mon guide... A quelques mètres de nous une petite tache blanche perce le brouillard, je m'approche et me trouve face à un petit agneau sous lequel pend encore son cordon ombilical.

Il est trop mignon, notre instinct nous pousse à le prendre immédiatement dans nos bras pour le câliner mais je m'y oppose formellement car ce geste d'amour pourrait devenir une irrémédiable condamnation à mort (On appelle cela le syndrome de Bambi : Dans un élan d'affection, vous prenez un animal sauvage qui vient de naître dans vos bras, quand vous le rendez à la nature, sa mère qui ne l'identifie qu'à son odeur ne le reconnaît plus, elle l'abandonne et il meurt de faim... Le même phénomène peut se produire avec les brebis durant l'estive en montagne).

Quelque chose n'est pas normal, je ne comprends pas comment un agneau peut se retrouver dans cette situation, à cette époque de l'année, seul en montagne, perdu dans le brouillard. Je demande à Chiemi & Kévin de rester avec lui sans le toucher et je commence à décrire une spirale autour du nouveau né, je m'éloigne d'eux de plus en plus, les perds de vue mais je continue à chercher désespérément une brebis tout en sachant que si le troupeau était à moins d'un kilomètre, je l'entendrai forcément. Guidé par les bêlements du petit, je le rejoins et cette fois, je donne l'autorisation de le caresser...

 

Ce n'est que du bonheur ! Nous sommes tous les trois en train de le caresser et d'essayer de le réconforter, on se regarde, on rit de cette rencontre extraordinaire tout en s'inquiétant sur le sort du pauvre animal. Il a l'air heureux d'avoir trouvé un peu d'amour. Je décide de le prendre dans mes bras, de rejoindre le pas de la Balme, puis de le ramener au berger dont je connais la cabane.


   
Nous continuons donc notre progression et je suis un peu inquiet car c'est le soir et si je ne retrouve pas mon chemin, passer la nuit en montagne avec mon petit troupeau de trois têtes ne me tente guère. Je progresse à flanc de pente en restant à la même altitude et j'attends que ma boussole m'indique une progression plein nord pour monter dans la pente plein Est, d'après mes connaissances du terrain, cela devrait nous amener au pas. Le cheminement est plus long que je ne le pensais, l'agneau est relativement sage, il ne se débat que rarement, il bêle régulièrement, il me lèche parfois, tète mon doigt, il me tient chaud et c'est agréable.


En tournant lentement vers le nord, l'aiguille de la boussole me rassure sur la pertinence de mon raisonnement, quand elle atteint 360 degrés, nous montons tout droit dans la forte pente. Je suis vraiment rassuré quand, quelques minutes plus tard, nous arrivons exactement à l'endroit prévu. Enfin le sentier et l'assurance de rentrer chez nous ce soir en toute sécurité. Nous sommes à une demie heure de la cabane du berger et à une heure et demie de marche de la voiture. En arrivant à proximité du troupeau qui cerne la cabane, l'agneau bêle et, de toute évidence, des brebis lui répondent.

Une d'elles se précipite à notre rencontre, nous sommes persuadés qu'il s'agit de sa mère et nous posons notre petit ami par terre pour assister joyeusement aux retrouvailles. En fait, un agneau la suit, elle est effectivement mère mais ce n'est certainement pas celle que nous cherchons. Elle sent le petit qui cherche instinctivement ses mamelles, puis elle lui assène soudainement un violent coup de tête qui nous scandalise.

Sous la force du choc, le petit agneau tombe et fait un roulé boulé. Alors qu'il bêle frénétiquement, je le reprends immédiatement dans mes bras et me dirige vers la cabane. Le berger est très surpris et il nous demande si nous sommes perdus dans le brouillard, je lui explique tout et il n'en revient pas. Il nous confie qu'il s'est lui même perdu la veille dans le brouillard et qu'il ne risquait pas de bouger de sa cabane aujourd'hui. Il nous remercie pour l'agneau mais ses prochaines paroles vont nous faire beaucoup de peine :

"Cet agneau n'aurait jamais du naître en pleine montagne à la fin du mois d'août, il est né la nuit dernière, il a quelques heures. Sa mère a dû l'abandonner, il était condamné. Vous l'avez sauvé mais ce n'est que provisoire, il n'a certainement pas bu le premier lait qui lui aurait donné les moyens de lutter contre les maladies, il va donc rapidement mourir dés la première infection même si on le nourrissait. De toute façon je n'ai rien ici pour le nourrir. Vous pouvez l'emmener, il est à vous mais vous ne pourrez pas le sauver d'une mort certaine."

Après avoir étudié toutes les solutions pour essayer de le sauver, nous nous rendons à l'évidence. Nous le posons à terre, saluons le berger qui nous remercie encore. Le berger et l'agneau disparaissent dans la brume,  nous avons le coeur en miette. Nous redescendons dans la vallée en nous disant qu'il faut l'oublier. C'est impossible ! Durant toute l'année, nous regardons les photos de notre petit agneau, et nous nous lamentons de l'injustice de la nature, il était si mignon. Nous ne l'oublierons jamais et nous ne regarderons jamais plus un mouton comme avant, c'est sûr.

Mais l'histoire est loin d'être terminée...

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Un an plus tard, en Juillet 2006, Chiemi & Kévin sont au Japon et, comme toujours pendant leur absence, je parcours les montagne du Vercors et des écrins. Ce matin là, je pars tôt, pour gravir la Balme et rejoindre le pas Ernadant hors sentier. Sur mon chemin, la cabane de Combeauvieux, celle de Cyril, le berger. Quand j'y arrive, les chiens viennent vers moi en jappant, je les caresse puis j'entends le berger qui, une centaine de mètres plus bas, les appelle. Ils n'obéissent pas et cela à l'air de l'agacer sérieusement, il ne me regarde pas, ne me parle pas.

Timidement je l'interpelle en mettant mes mains en porte voix : "Bonjour, c'est moi qui vous ai ramené un agneau l'an dernier dans le brouillard". A ma grande surprise, il se met à courir vers moi en hurlant "Elle est vivante, elle est vivante !!!". Je ne comprend pas tout de suite de qui il parle car, pour moi, l'agneau est mort et en plus, il utilise le féminin. Il arrive vers moi, me prend la main qu'il serre vigoureusement et me dit tout essoufflé : "C'est une belle petite brebis, elle est vivante, venez dans ma cabane, on va prendre le thé, je vais tout vous expliquer..."

Cyril est un véritable personnage : ethnologue de formation, berger l'été et marionnettiste l'hiver, ce n'est pas banal ! Il m'explique tout :
"Ce qui l'a sauvée, cette brebis, c'est qu'elle était vraiment trop mignonne. Le lendemain de son sauvetage dans le brouillard, deux pisteurs de Villard de Lans sont passés, je leur ai raconté son histoire et ils se sont tout de suite attendris sur elle. Comme vous, ils m'ont demandé d'essayer de la nourrir et, dés le lendemain, ils remontaient pour me donner biberons et lait maternel achetés par leurs épouses. Elle était tellement mignonne... J'ai donc commencé à la nourrir au biberon, il me fallait lui donner un nom et, vu les conditions dans lesquelles vous l'aviez trouvée, j'ai tout simplement choisi "Brume".

Il continue son histoire : "Quelques jours plus tard, j'ai trouvé le cadavre de celle qui devait être sa mère. Brume est donc devenue une mascotte qui répond à son nom presque comme un chien, elle est adorable et très gourmande. Elle nous sert pour guider le troupeau dans les endroits difficiles. Elle a un statut très spécial puisqu'elle se situe entre le chien et la brebis. Elle a encore échappé plusieurs fois à la mort, l'an dernier 30 brebis ont été foudroyées par un seul et unique coup de foudre, elle était juste à coté. Elle a ensuite pris une maladie et a encore failli y rester. En ce moment, elle n'est pas dans mon troupeau, vous ne pourrez pas la voir, elle se trouve dans le troupeau de Christelle sur le plateau du Cornafion. "
La nouvelle est incroyable, je suis vraiment très surpris et très heureux de la tournure des évènements, j'imagine la joie de Kévin & Chiemi quand il vont apprendre ça...

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Il nous faut absolument la revoir !
Plusieurs fois en 2006 et en 2007, nos tentatives se solderont par des échecs : orages pendant l'ascension ; localisation du troupeau impossible ; arrivée trop tardive dans la saison, elle avait quitté les alpages etc...

En juillet 2007, nouvelle tentative :
je suis seul et je décide d'aller trouver une fois de plus Cyril, cette fois dans un autre endroit, la cabane de la Fauge ou il estive avec Christelle. Habituellement, il monte tous les jours voir son troupeau sur l'alpage situé sous le roc Cornafion à près de 2000 mètres d'altitude mais aujourd'hui, c'est dimanche et il a des invités, je lui propose donc d'y monter à sa place et c'est devant un bon café qu'il m'explique par ou passer car il n'y a aucun sentier et la pente terminale est très raide... Il me prévient que Brume répond bien à son nom quand elle est dans la vallée ou en bergerie mais qu'il n'en est pas de même en alpage et surtout avec un inconnu, il est certain qu'il me sera impossible de l'identifier et encore plus de l'approcher mais il m'en fait une description précise au cas ou.
Quand j'arrive sous le roc que je connais bien puisque je l'avais escaladé l'année précédente, je repère tout de suite le troupeau qui s'abrite sous un porche naturel taillé dans la falaise. Ne sachant pas trop comment procéder, je m'approche doucement sans grand espoir en appelant " Brume...Brume...Brume..."...

Tout le troupeau m'observe craintivement puis, quand je suis à 10 mètres environ, la grande majorité des brebis se détourne et marche doucement dans la direction opposée pour me fuir. J'approche encore un peu en continuant d'appeler Brume, les dernières téméraires cèdent aussi à leur instinct et me tournent le dos pour s'éloigner de moi sans hâte. Toutes.... sauf une ! Elle reste là, elle me regarde et semble captivée par ma voix. Je n'ose y croire....

Je vérifie : collier marron clair, une cloche et pas de boucle d'oreille ! Pas de doute possible, c'est la description de Cyril ! C'est elle ! Je suis très excité et très ému... Je continue mon approche, elle soutient mon regard... Quand il ne reste que deux mètres environ, je m'arrête ; je sais bien que le meilleur contact avec un animal, c'est quand on le laisse en décider lui même. Il faut être patient, ne rien forcer... Alors j'attends, je lui parle doucement. Qu'est ce qu'elle est belle, elle à l'air pleine de santé ; de toute évidence, elle est heureuse dans son troupeau, elle est bien dans cette montagne.


Lentement, timidement, elle fait un premier pas vers moi, puis un autre... Je la touche avec une profonde émotion. Les autres brebis se tiennent à l'écart mais, curieuses, elle surveillent attentivement nos moindres gestes. Je continue à lui parler puis je sors une barre de céréales de ma poche et je la lui tends, elle la lèche calmement puis fini par la manger tranquillement. Quelques brebis nous rejoignent timidement, comme si Brume m'avait donné une sorte d'accréditation, un passeport pour faire partie du troupeau...

J'ai du mal à décrire ce qui s'est passé ensuite, j'ai du rester un quart d'heure avec elle, je l'ai prise en photo, beaucoup caressée, et même embrassée... Je me lovais dans cette chaude et saine émotion qui m'étreignait : Sensation de faire partie de cette montagne, d'être intégré à ce paysage magnifique, d'être en harmonie avec la nature. Troublé par cette proximité, par cette intimité avec un animal qui n'est ni un animal de compagnie ni un animal sauvage, je crois que j'étais heureux tout simplement. Je pensait aussi à Chiemi et Kévin qui aimeraient tant être là. Mais ils sont à Tokyo, alors je prends symboliquement un rendez vous pour eux avec Brume.

En redescendant dans la vallée, je repasse voir Cyril. Il a du mal à me croire. Il regarde les photos ou j'embrasse Brume, il me dit que c'est incroyable ! Nous nous demandons si, instinctivement, tout au fond de sa mémoire, Brume n'a pas conservé le souvenir de ma voix comme celui du premier son entendu après sa naissance, un son apaisant, réconfortant et salvateur. Sensation inconsciente qui l'aurait guidée dans son comportement très improbable et très familier avec l'inconnu que je suis aujourd'hui.

Là haut, avec ma brebis et ses amies, à l'ombre de la falaise, je méditais en admirant le paysage ensoleillé qui s'étalait à nos pieds. Derrière les moutons du premier plan, une brume dense s'élevait tout droit au dessus des arrêtes du Gerbier. Etait-ce un hasard, ou nous offrait-t-elle ce spectaculaire ballet pour nous rappeler qu'elle faisait partie de l'histoire ?
La vie ne tient vraiment qu'à peu de choses, cette petite agnelle ne pouvait jouer de plus de malchance à sa naissance. Elle est arrivée à une époque indue dans un lieu ou les agneaux ne doivent pas naître, sa mère est morte en lui donnant la vie,  elle était seule dans un monde qu'elle ne connaissait pas, dans une brume dense,  elle était condamnée à une mort aussi injuste que certaine.

Un hasard incroyable a voulu que nous passions à ce moment là, dans cet endroit ou personne ne passe jamais, nous l'avons prise dans nos bras... Le berger, persuadé qu'elle était condamnée ne voulais rien tenter pour la sauver mais, finalement séduit par ce petit animal si fragile, il l'a protégée... Deux pisteurs sont passés, attendris par l'histoire, ils ont fait acheter du lait et des biberons par leurs épouses dans la vallée et ils sont remontés le lendemain... Une véritable chaîne de solidarité s'est créée spontanément et bénévolement.

Cette petite brebis vivra ! et pour chacun de nous, maillons de cette chaîne, elle sera une victoire, un bonheur... Elle sera un véritable message d'espérance ; Une preuve de plus que l'homme, capable du pire, est aussi parfois capable du meilleur ; que c'est lorsque l'on a plus d'espoir qu'il ne faut désespérer de rien...

Octobre 2017 : Brume la brebis est toujours en vie ! Nous avons vu Christelle la bergère, Brume va très bien, elle a 12 ans, elle a encore survécu cette année à une attaque de loups qui a fait 50 victimes dans le petit troupeau de 300 têtes. Condamnée à la naissance, elle aura finalement vécu une heureuse vie de brebis de montagne, l'histoire est définitivement belle.

Récit & photos publiés aussi par :

Randomania.fr
http://www.randomania.fr/?p=15209

 

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