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...........Un instant d'éternité
Le 5 août 2002 à 4 heure 50, j'ai pu assister au lever du soleil sur l'océan pacifique depuis le sommet de la montagne la plus sacrée du Japon.
Un instant d'éternité....


 
Il était tard, il faisait nuit, c'était en décembre 1988. J'atterrissais pour la première fois à Tokyo Narita. Je débarquais d'un Boeing 747 de la "Pakistan" en provenance d'Islamabad et de Pékin.  
Ma future femme m'attendait à l'aéroport. Cela pris environ une heure et demi pour nous rendre au centre de Tokyo en bus. Arrivé à Shinjuku, le quartier des gratte-ciels, nous sommes allés directement dans notre chambre d'hôtel située vers le vingtième étage d'un imposant building.  


(Shinjuku)

Le matin, je me préparais à la découverte de l'envoûtant Japon. Au comble de l'excitation, j'ouvrais le store électrique de l'unique fenêtre et, au fur et à mesure de sa lente ascension, je me laissais gagner par l'émotion. Le temps très clair me laissait voir derrière le premier plan des buildings, un cône blanc impressionnant. Malgré son éloignement, il semblait couronner cette ville géante qui s'étendait à perte de vue.  

Pendant quelques instants la surprise et l'incompréhension me laissèrent muet puis je m'écriais "c'est le Fuji-Yama !". Après avoir admis la réalité de cette vision onirique, je le contemplais longuement et, comme devant toute montagne, je m'imaginais déjà en train de la gravir.  
Ce pic mythique à la silhouette connue dans le monde entier se dressait là, juste devant moi. Je ne pouvais croire à la chance dont je bénéficiais. Il est très rare de le voir depuis Tokyo, c'est possible uniquement l'hiver par temps très clair.
La première image diurne que le Japon m'offrait était celle du symbole même de ce pays mystérieux….  


(Photo prise ce matin là. Le Fuji San est à plus de 100 km de Tokyo à vol d'oiseau )

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 Il est 14 heures, il fait chaud, nous sommes en Juillet 2002. Pour la septième fois, j'atterris sur le tarmac de Tokyo Narita. Personne ne m'attend à l'aéroport. Sept voyages et huit mois passés dans ce pays m'ont permis d'acquérir l'expérience et les bases de la langue Japonaise qui me permettent d'être indépendant dans ce que j'appelle "l'autre  monde". Le pays du soleil levant est en effet un autre monde, tout y est tellement différent de ce qui fait nos sociétés occidentales. Ce septième voyage est pour moi très particulier, j'ai dans mon sac à dos mes chaussures de montagne, mon sac de couchage, ma lampe frontale et tous les vêtements nécessaires à l'ascension du volcan de mes rêves. Quatorze ans après ma première contemplation, je vais enfin essayer d'atteindre le "saikoho".

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Le point culminant du Japon se situe à 3 776 mètres au dessus de l'océan pacifique, au sommet du cône parfait que forme le Fuji-Yama. Ce nom n'est employé qu'à l'étranger ("Yama" signifiant montagne en japonais), le vrai nom de ce volcan est en fait "Le Fuji-San". Il a inspiré des générations d'artistes et de poètes Japonais. Malgré son sommeil relatif qui dure depuis 1707, il est classé par les géologues comme l'un des 77 volcans actifs du Japon. Sa base baigne dans l'océan et son sommet est une couronne formée par un cratère de 4 kilomètres environ de circonférence et de 200 m de profondeur. Il a l'air d'un volcan de type "simple cône" mais il est en fait composé de trois volcans différents connus sous les noms de "Komitaké", "Ko-Fuji" et "Shin-Fuji". Ce dernier, le plus récent des trois a commencé son activité il y a environ 10 000 ans et a eu une vitalité incessante depuis lors, couvrant ainsi les deux autres. 
Au delà de 2 400 m d'altitude, plus aucune végétation, seulement des pentes nues de lave et de lapilli rouges ou noirs (petits fragments de laves). La montagne est complètement sèche, aucune source, aucune rivière. La seule exception majeure est une source située à 600 m d'altitude. C'est d'ailleurs pourquoi, contrairement à toutes les autres montagnes du Japon, celle-ci n'est pas infestée d'ours très dangereux responsables chaque année de nombreux décès. 
L'ascension du Fuji a commencé en tant que pratique religieuse, Bouddhistes et Shintoïstes considèrent la montagne comme sacrée. Ce volcan aurait une âme et son sommet serait un lieu de séjour pour les Dieux. De nos jours, on y voit toujours quelques pèlerins habillés des vêtements traditionnels blancs couverts d'inscriptions religieuses.

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Le 4 août, très tôt le matin, je quitte donc la maison de ma belle mère située près de Tokyo. Je rejoins la gare en vélo avec mon gros sac à dos de montagne d'une douzaine de kilos. Sous le regard incrédule de quelques habitants du quartier, je pédale joyeusement dans les petites ruelles commerçantes que je connais par coeur.  
Trois trains différents me sont nécessaires pour atteindre " Shinjuku éki". C'est la plus importante gare de la plus grande ville du monde, il y transite plus de trois millions six cent mille personnes par jour ! La gentillesse, la politesse, la propreté et le sens civique des Japonais rendent l'évolution parmi cette foule relativement facile et agréable. (J'hésiterai longuement avant de me jeter dans un tel flot en France où la même promiscuité serait strictement ingérable.)  
En quittant la gare et sa climatisation, je baigne à nouveau dans le sauna japonais, cet air humide (90 % env.) et surchauffé (35 à 40 degrés). En quelques minutes la sueur imbibe mon bandana et le col de mon tee-shirt mais j'y suis habitué et cela ne me surprend plus. Je me console en me disant qu'en théorie, en m'élevant de 3 800 mètres, la nuit aidant, la température devrait chuter de 35 degrés environ. (La pression atmosphérique passera, quand à elle, de 1 013 à 635 hectopascals induisant une perte d'oxygène de 35%  .)
La concentration et la hauteur des buildings me rappellent New York. Au pied d'un des gratte-ciel, dans une minuscule ruelle se trouve le petit bureau de "Chûo highway bus", j'y achète mon billet pour "Gogomé". L'ascension du Fuji depuis sa base est divisée en 10 étapes et ce bus me permet de rejoindre directement la cinquième qui se nomme "Gogomé", elle se situe à un peu plus de 2 000 mètres d'altitude, il faut environ deux heures et demi pour s'y rendre depuis Shinjuku. C'est le point le plus haut accessible en véhicule automobile. Au Japon, on distingue deux types de territoires très distincts. D'une part, les montagnes omniprésentes, inexploitables et recouvertes de forêts vierges impénétrables. D'autre part,  le fond des vallées et les plaines côtières, surpeuplées, industrialisées ou cultivées . Après avoir quitté les autoroutes à plusieurs étages de Tokyo, nous traversons quelques unes de ces forêts vierges recouvrant les montagnes nippones et franchissons d'impressionnants ponts suspendus. En serpentant dans le fond des vallées, nous longeons de magnifiques lacs et nous nous rapprochons du Fuji. La montagne, à mon grand regret, reste totalement invisible derrière la brume et les nuages épars de cette chaude journée d'été. Dans le bus, je mange un petit hamburger acheté à Tokyo et je n'arrive même pas à finir un minuscule sandwich constitué de deux demi tranches de pain de mie, de salade et de concombre. Cela m'inquiète car, pour préparer l'ascension, j'aurai impérativement dû me suralimenter depuis la veille avec des sucres lents et des protéines. Au lieu de cela, un inhabituel et faible appétit m'a seulement permis des repas normaux le jour précédent, un petit déjeuner frugal ce matin. Devant mon hamburger, je me rends compte que cet appétit va en diminuant, que mon dernier repas avant le départ de la course est insignifiant et que cela sera certainement un problème important. Je me rassure en pensant que la faim viendra pendant l'effort.

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A la mi journée, j'arrive à Gogomé et je suis surpris par la chaleur intense. Dans les alpes françaises, vers 2 000 m, la fraîcheur est toujours plus ou moins au rendez vous. Ici il n'en est rien, cela me rappelle que nous sommes à la latitude de l'Afrique du nord. (35.21°N/138.44°E). Gogomé est bien sûr, une voie sans issue. Elle est formée d'une place permettant aux véhicules de faire demi tour et entourée de nombreux commerces qui proposent souvenirs, nourritures, boissons,  et bouteilles d'oxygène pour ceux qui convoitent le sommet. J'ai bien lu dans les guides que l'oxygène est conseillée. Même si 3 800 m n'est pas une altitude extrêmement élevée, la particularité de l'ascension au départ de Gogomé est de nous faire passer en une petite journée, du niveau de la mer au sommet. L'étiologie du mal des montagnes nous enseigne que c'est moins l'altitude que la dénivelée franchie dans un temps court et conjuguée à un effort intense qui induit les symptômes de cette affection. (Perte d'appétit, insomnie, maux de tête, nausées, vomissements, convulsions, délires, voire même décès par oedème pulmonaire ou cérébral). Je finis malheureusement par me convaincre que je me passerai d'oxygène.Mes baskets prennent la place de mes chaussures de montagne dans mon sac à dos. J'attache mon bandana, je fixe l'embout de mon camel-bag près de ma bouche et me dirige vers le départ du sentier. A cet endroit c'est un large chemin emprunté par une foule importante de promeneurs du dimanche qui vont parcourir les pentes du Fuji horizontalement, à pied, à cheval ou dans des chariots hippomobiles. Le départ du sentier est surmonté d'un torii (Portique ornant l'entrée des temples shintoïstes japonais). A cet endroit se tiennent deux gardes du Fuji en uniforme et un haut parleur diffuse constamment,  en japonais puis en anglais, les consignes de sécurité pour l'ascension. Parmi elles, une seule m'inquiète : "Interdiction formelle de faire l'ascension seul". Au Japon, les occidentaux sont très rares et il ne faut jamais imaginer passer inaperçu quelque part. Je sais bien que les Japonais, contrairement aux Français, n'ont strictement aucune souplesse avec les règlements alors, comme un groupe d'une dizaine de personnes s'approche, je les attends puis me glisse parmi eux. Nous franchissons ensemble le torii salués par les gardes souriants. Pendant les premiers kilomètres, le chemin descend doucement et régulièrement et cela m'énerve un peu. Franchement quand je pense à la dénivelée qu'il me faut franchir, je n'ai pas du tout envie d'en rajouter. Enfin, après une vingtaine de minute, le sentier de l'ascension part sur la droite laissant le large chemin continuer sa descente. Je me sens toujours un peu frustré, le sentier n'en est toujours pas un, alternance de faux plats et de légères montées, il est très large,  et de nombreux chevaux  croisent de non moins nombreux touristes. Je suis soulagé quand j'arrive sur une terrasse de béton ou la majeure partie des gens font demi tour, les chevaux s'arrêtent. Je vois enfin le vrai sentier qui part cette fois réellement en direction du sommet en serpentant dans la pente impressionnante. La chaleur est forte, heureusement le soleil reste presque toujours caché derrière les brumes qui parcourent les pentes à une vitesse incroyable.

La vraie ascension commence, je transpire beaucoup. Toutes les cinq minutes j'aspire quelques gorgées d'eau à l'embout du camel bag pour ne pas me déshydrater mais je n'ai toujours pas faim… Après deux heures de marche, je m'arrête devant un refuge et essaie d'avaler un peu de "calorimate" (Petit gâteau hypercalorique). 

Je suis très conscient de la nécessité impérative de m'alimenter mais je ne peux rien avaler, la nausée survient dés que la nourriture approche de ma bouche. Je suis malgré cela en pleine forme et je continue donc mon ascension sans aucun arrêt. Je prends mon pouls régulièrement, je ne veux pas dépasser 130. Je suis en très bonne condition physique, cela fait huit mois que je me prépare, je fais un à deux footings par semaine (de 10 à 12 kilomètres chacun) plus des marches en montagne. En outre, je cours presque toujours le matin, à jeun, et je suis donc habitué aux efforts le ventre vide.  Après trois ou quatre heures d'ascension, quelques coups de tonnerre se font entendre. Ils sont très forts puisque je suis au cœur du nuage de l'orage mais la pluie est faible et ne dure que quelques minutes. Je ne touche plus les chaînes qui bordent parfois le sentier et qui pourraient conduire la foudre. Je peux alors vérifier l'exactitude des avertissements curieux lus dans les guides : Sur le Fuji, la pluie "tombe" parfois du bas vers le haut et si vous n'avez pas de pantalon de pluie mais seulement une veste, vous vous retrouvez avec les jambes mouillées. En effet, c'est un phénomène assez bizarre, quand les gouttelettes sont fines, elles sont entraînées par les vents ascendants avant d'avoir pu toucher le sol et remontent ainsi au raz de la pente de la montagne. L'ascension est difficile car la pente est raide et incessante. Contrairement à une montagne ordinaire, il n'y a aucun replat. Quand les roches sont dures, ça va, mais dans les cendres volcaniques je recule à chaque pas d'un tiers environ de la distance parcourue. Ce n'est pas dangereux si l'on reste sur le sentier, il est bien tracé et les passages difficiles sont bordés de chaînes très utiles pour se hisser. Contrairement aux falaises calcaires du Vercors, on ne peut en aucun cas approcher des abîmes car les roches volcaniques s'effritent très facilement. S'éloigner du sentier est très dangereux. Comme promis à ma femme et à mon fils, je ne m'y risque pas. Les quelques décès malheureusement comptabilisés chaque année sur le Fuji sont pour la plupart dus aux chutes de pierres. Je n'ai encore jamais séjourné au Japon sans subir un ou plusieurs tremblements de terre, ce sont eux qui déclenchent ces chutes de  pierres. Une fois déstabilisées, la plupart d'entre elles atteignent de grandes vitesses dans la pente raide et régulière et deviennent vite meurtrières, cela malgré leur extrême légèreté. 

J'avais, en France, prévu de dormir au sommet "à la belle étoile" et j'ai dans mon sac tout le matériel pour le faire dans de bonnes conditions. Toutefois, la veille de mon départ, ma tendre épouse m'a demandé avec insistance de dormir à l'abri dans le plus haut refuge (vers 3550 m).  
Quand j'arrive à ce refuge, cela fait environ 6 heures que je marche sans faire de pose digne de ce nom. Les derniers mètres ont été difficiles. Le lieux est vraiment magique, pas de gros refuge mais une petite cabane accrochée aux flancs du volcan. Au dessus de 3000 m, la raréfaction de l'oxygène se fait bien sentir lors d'efforts soutenus. Pour pénétrer dans l'abri, je quitte mes chaussures (comme toujours au Japon) et je les place dans un grand sac plastique que l'on me donne. Je les suspends ensuite avec mon sac grâce aux clous plantés au dessus de ma couchette. Le gardien en profite pour me demander la traduction de certains mots en anglais et les note consciencieusement en me remerciant. Comme il reste une petite heure avant la nuit, je lui explique que je veux faire un aller retour au sommet et que je laisse mon sac ici. Il est très surpris et me dis que je devrais attendre le lendemain matin et me reposer. Il m'explique que contrairement à ce que l'on peut voir dans les guides, le sommet n'est pas à une demi-heure de marche du refuge mais à une heure, ceci à cause de l'altitude. Je prends donc ma lampe frontale, mon appareil photo et je pars sans perdre de temps. C'est la première fois de la journée que je suis vraiment seul, et j'apprécie cela. Le confort de la solitude, ce n'est pas la lassitude des autres, j'aime la compagnie mais j'associe intimement voyage, liberté et aventure. On apprécie plus pleinement ce cocktail quand on est seul…..

Le ciel est totalement dégagé et le Fuji projette son ombre 1000 mètres plus bas sur les nuages cotonneux. Je suis vraiment très heureux. Je réalise mon vieux rêve et je n'arrive pas à le croire.
 

Après un quart d'heure, je sens bien que ma progression devient très lente, ma fatigue énorme. A moins de 100 mètres verticaux du sommet, mon crâne est martelé très fortement au rythme des battements de mon cœur et une prise du pouls m'apprend que je suis à plus de 180. Danger. Je m'arrête. Le phénomène est bien connu des montagnards, mon organisme compense la diminution de la pression de l'oxygène dans l'air par l'accélération des rythmes cardiaques et respiratoires. Je sais que je devrais redescendre, j'ai promis d'être prudent. Mais le sommet est là, à portée de la main, j'aimerai tellement faire une photo du cratère, prélever quelques pierres pour ensuite passer une bonne nuit au refuge. Je crains tellement un éventuel mauvais temps qui pourrait rendre l'ascension du lendemain impossible. Je sais bien que, l'estomac vide, je ne peux préjuger de mes forces et que ce que j'aurais peut être fait facilement en temps normal est hors de portée dans ces conditions. Je continue quand même, lentement je franchis le dernier " Tori " avec ses gardiens (deux lions de pierre) et j'arrive au sommet complètement épuisé, vidé. Ma joie est gâchée par mon infernal mal de tête. Mais le cratère est monumental, il me ravit par ses dimensions grandioses (600 m. de diamètre et une profondeur de 250 m), ses couleurs tantôt rouges tantôt noires et par ses neiges éternelles noircies par les cendres volcaniques. Il y a quelques années cinq personnes sont mortes au fond, asphixièes par des gaz volcaniques, il vaut mieux ne pas essayer d'y descendre.

Ici, c'est le sommet spirituel des Japonais, en joignant les mains et en se courbant, les courageux qui arrivent ici dans la nuit saluent le " Soleil Levant " (Goraikô). Contrairement à moi le sommet géographique (saikoho) n'a pour eux que très peu d'importance.

Le vent souffle, les brumes du sommet courent et la nuit tombe. Je vois parfois entre deux passages de brume, en face de moi, de l'autre coté du cratère, le "Saikoho". Le point culminant du Japon est situé au sommet du pic, prêt de la station météo. J'espère bien pouvoir y aller demain matin. Pour l'instant, je suis totalement seul, je crains un malaise, alors je prends deux photos, ramasse cinq pierres et commence à redescendre.  

En redescendant, hormis le mal de tête, je me sens mieux. Ma lampe frontale éclaire les abords immédiats et la montagne plonge doucement dans la noirceur d'une nuit sans lune. La lumière du refuge brille un peu plus bas et je me prépare à y passer une bonne nuit. Vers la moitié du chemin, je croise deux Japonais dont l'un s'adresse à moi en me demandant si le sommet est loin. Il se fait du souci pour son ami qui est blanc comme un mort, a des nausées, ne prononce pas un mot et avance à quatre pattes. En dirigeant mon regard sur lui, je l'aveugle avec ma lampe frontale, il n'a pas du tout l'air en forme. Je leur explique où se trouve le sommet et les avertis des dangers de l'altitude, leur conseille la prudence. J'aurai mieux fait de garder mes conseils pour moi…

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Arrivé au refuge, je vais directement à ma couchette. Il faut impérativement que je mange, j'ouvre mon sac, en sort le pain noir et une boite de corned-beef. En approchant mon mini sandwich de la bouche, une première et violente nausée me saisit. J'abandonne la nourriture et me glisse entre la couette et le futon (matelas japonais). Immédiatement, de fortes nausées surviennent, des frissons me surprennent alors que je sue à grosses gouttes, le mal de tête devient insupportable. Je ne bouge pas en espérant que ces symptômes vont disparaîtrent avec le repos. Mon pouls est très rapide. Dans la pénombre du refuge, je ne vois pas ma montre et je ne peux donc pas le mesurer. Quand la sueur me donne l'envie de sortir un bras de la couette, je suis immédiatement secoué par des convulsions totalement incontrôlables qui soulèvent alternativement mes pieds, mes jambes, mon buste et ma tête. Je n'ai jamais connu cela, c'est très impressionnant, je suis inquiet mais je reste totalement immobile pour ne pas provoquer ces terribles convulsions qui ne se déclenchent que lorsque j'essaie de bouger un membre. De 19 heures 30 à 21 heures 30, je reste ainsi, complètement figé, parfois convulsif, vivant un des moments les plus difficiles de ma vie. Je ne me souvient pas m'être sentit aussi mal sauf peut être au réveil de quelques interventions chirurgicales. Je sais bien que tous ces disfonctionnements sont les symptômes spécifiques des pathologies de l'altitude. Il y a toutefois des similitudes avec les troubles liés à une hypoglycémie, je me demande laquelle de ces deux causes est à l'origine de mes malaises. Je penche pour la combinaison des deux. Quand je regarde mes voisins qui ronflent je suis certain que si j'avais pu m'alimenter normalement, je n'en serais pas là.  Heureusement, ils ne se rendent pas compte de mon état, et il n'y a donc personne pour paniquer. Pour clore ces deux heures d'enfer, une nausée particulièrement forte se transforme soudain en vomissement. Mon estomac contient seulement de l'eau et une boisson isotonique. J'ai juste le temps d'attraper le sac plastique où mes chaussures sont suspendues pour ne pas vomir sur les futons. Quand mon estomac est vide, de nombreux spasmes libèrent très bruyamment une bile amère. Cela réveille mes voisins et une partie du refuge, tous en profitent pour respirer un peu d'oxygène mais personne ne m'en offre, les sifflements des bouteilles retentissent dans tout le bâtiment en bois. Ma voisine de droite et son ami s'inquiètent pour moi et me proposent leur thermos d'eau chaude. Je le refuse poliment, je leur dis que ça va aller. Les mains jointes devant mon visage, je m'excuse avec insistance comme le veut la tradition japonaise et leur demande de se rendormir. Je ressens tout à coup un énorme soulagement. Hormis l'intense céphalée et la fatigue, tout rentre dans l'ordre immédiatement. Je me maudis de ne pas avoir vomis plus tôt, volontairement et à un endroit plus choisi. Je me dirige vers la pièce commune, et confie mon sac de vomis au gardien qui s'inquiète tout de suite pour les futons. Rassuré sur leur propreté, il s'inquiète de ma santé mais sans excès, je l'en remercie car cela me rassure. Il doit être habitué à ces troubles caractéristiques du mal des montagnes. Je m'installe sur les tatamis, près des braises qui se consument sans fumée dans le trou qui sert de foyer au centre de la pièce. Il me donne un verre d'eau et je met environ une heure pour ingérer les mille milligrammes de paracétamol que j'y fait fondre. Je sens bien que si j'avale deux gorgées de suite, je vais immédiatement vomir. Certains mangent du riz au curry et j'essaie de ne pas les regarder. Dehors, un orage gronde, le tonnerre secoue violemment notre abri en bois, les flashs bleus des éclairs illuminent tout. Mais il ne pleut pas… car l'orage se trouve juste au dessous de nous, c'est magique. Je regrette de ne pas avoir de Diamox pour luter contre le MAM (Mal aigu des montagnes). Vers 22 heures 30, le paracétamol me libère de mon mal de tête, je regagne ma couche et m'endors. Je ne dors qu'une heure et demie. Peu de gens dorment après minuit car l'altitude déclenche de fortes insomnies auxquelles personne n'échappe. De minuit à trois heures trente je reste couché en somnolant et en écoutant le chuintement des bouteilles d'oxygène.  Je regagne ensuite le foyer pour attendre le lever du soleil qui aura lieu à 4 heures 50. Quand je sors, le ciel est d'un noir absolu, les étoiles brillent avec une incroyable intensité, un vrai planétarium, j'adore cela, j'admire et je savoure. La température est d' environ trois degrés.

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Une larme roule sur ma joue quand le soleil écarlate apparaît avec une mobilité surprenante derrière les nuages de l'horizon. Le soleil se lève sur le Japon, il vient juste de se coucher en France. Cela fait des années que je rêve de cet instant. Je le résume dans un petit poème :

Quel bonheur intense , ce matin là
Assis au sommet du Fuji-Yama.

Le soleil s'est levé, magnifique
Comme émergeant de l'océan Pacifique.

Une aurore estivale bien ordinaire
Pour le volcan sacré millénaire.

Pour moi, un instant d'éternité
Qui faisait de mon rêve une réalité.  

Les instants d'éternité sont ces moments fugaces et magiques que l'on n'oublie pas, ceux dont notre mémoire ne se lassera jamais, ceux qui nous donnent la sensation palpable d'être bien vivant. Certains jugent les risques pris en montagnes injustifiés et inutiles, ils ne connaissent pas l'exaltation et la béatitude du sommet. La satisfaction d'avoir atteint le but que l'on s'était fixé, la jouissance de vivre un vieux rêve, de faire partie de cette magnifique et harmonieuse nature. Face à certains évènements, communs dans l'absolu, l'intensité de l'émotion ressentie paraît totalement démesurée. C'est grâce à notre imagination et à nos rêves que la valeur émotionnelle d'un acte ou d'une image prend, pour notre plus grand plaisir, des dimensions incroyables. Et c'est un vrai bonheur : Je me souviens de mon premier contact physique avec un dauphin dans l'océan pacifique à une centaine de kilomètres de mon volcan. Présomptueusement, j'ai l'impression que c'est un peu mon volcan désormais. Il m'a conquis quatorze ans plus tôt et m'a laissé le conquérir aujourd'hui. Comme dans un acte d'amour, il m'a fait souffrir, il m'a fait suer pour que je mérite l'extase du sommet. Mes huit mois de préparation physique, mes efforts et mes souffrances de la veille n'ont pas étés vains. Tout vient de m'être payé cash, en une monnaie universelle: un inestimable et intense plaisir.

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Le soleil est déjà haut sur l'horizon quand je redescends sur terre. Je suis très fatigué, le refuge se vide, tous partent tranquillement en direction du sommet. Je suis vidé, je sais qu'une tentative serait forcément vouée à l'échec. Je regagne ma couchette et réussi à m'endormir une petite heure. Je me lève, j'arrive à avaler une gorgée de lait concentré, grande victoire. Je suce quelques bonbons pour absorber du sucre. Ma céphalée lancinante ne se calme pas. J'ai promis la prudence, je sais que je devrai redescendre mais je ne peux pas repartir sans avoir touché la stèle du saikoho, ce serait trop frustrant. Je vais faire une tentative en me jurant de faire demi tour si je ne vais pas bien.

Il fait très beau. Je quitte le refuge en rassurant la gardienne sur ma santé. Je n'ai plus d'énergie, chaque pas est lourd et lent, je suis à bout de souffle en permanence. Mais petit à petit le refuge s'éloigne, rétréci par le jeu de la perspective. Je crains la déshydratation, je bois une gorgée d'eau toutes les deux minutes, une deuxième serait fatale pour les précédentes. Je vais mettre deux heures pour gravir ce que j'ai gravi la veille en quarante-cinq minutes.  

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Sur le bord du cratère, je ne pense pas pouvoir parcourir les quatre kilomètres de sa circonférence. Je remplace l'eau par un jus d'orange pour continuer ma lute contre l'hypoglycémie. C'est plus fort que moi, je ne peux pas redescendre, alors j'avance, lentement, très lentement. Je sens mon visage figé par la fatigue. Le tour du cratère est en fait une succession de sept sommets : KUSUSHI DAKE ( 3740 m. ) DAINICHI DAKE ( 3740 m.) IZU DAKE ( 3749 m.) JOJU DAKE ( 3733 m.) KOMAGA DAKE ( 3740 m.) MISHIMA DAKE ( 3740 m.) KENGA MINE ( 3776 m.) qui , dans mon état, me paraissent tous infranchissables. Je sais qu'il me faudra revenir, que chaque mètre franchi m'éloigne un peu plus du départ de la descente, cela m'angoisse. 
Je me sens un peu déconnecté, mes sens ne fonctionnent pas comme je le voudrais. C'est incroyablement aérien. La plupart du temps, les pentes du volcan sont invisibles et l'on imagine être au bord d'une falaise de plusieurs kilomètres. 
J'ai vraiment l'impression d'être dans un avion de ligne. Sur ma gauche, je peux voir le plafond de nuages épars deux mille mètres plus bas. Les forêts vierges et les lacs sont quand à eux trois mille cinq cent mètres au dessous, ils ont quelque chose d'irréel.  

La pente la plus difficile est celle du saikoho, je la gravis avec une extrême lenteur. A quelques mètres de la stèle, une bouteille d'oxygène est posée, abandonnée. Je la suppose vide mais, avec un regard gourmant,  je m'assois à coté et la teste, elle n'est pas vide. Je patiente quelque minutes pour m'assurer qu'elle n'appartient pas à quelqu'un qui serait prêt de la stèle avec l'intention de la récupérer en descendant. Personne, je me colle le masque sur la bouche et respire le gaz salvateur pendant plusieurs minutes. Cela me fait beaucoup de bien et je termine la côte. 

Je touche religieusement la stèle comme si elle était la vierge des drus. 
A chacun son Everest.  

Il me reste à regagner l'endroit opposé pour commencer la descente. Du sommet, je remarque un sentier qui, en descendant un peu dans le cratère, semble éviter une montée vers un pic dont je me passerais bien. Quand j'arrive à l'embranchement de ce raccourci, je constate avec un grand dépit qu'il est condamné. Un panneau explique en japonais la cause de cette fermeture qui restera toujours inconnue pour moi. La barrière est symbolique, la contourner serait d'une grande facilité mais, fidèle à mes engagements, je privilégie la sécurité. Essoufflé, à bout de force, je franchis lentement et difficilement les deux pics qui me permettront de clore le tour du cratère.

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Quand je reprends la descente, une seule pensée m'obsède, descendre le plus vite possible. Perdre de l'altitude pour en finir avec ces malaises. Il existe un sentier réservé à la descente, plus large et moins raide que le sentier de montée, il a le seul inconvénient d'être plus long. Je dévale à fond, je double facilement de nombreuses personnes qui descendent en crabes avec les pieds en travers de la pente. Les miens sont souvent dans l'axe, mes excellentes chaussures de montagne justifient leur prix, elles écrasent les lapilli et s'accrochent à la pente. Je trébuche régulièrement, un mauvais souvenir du Vercors me fait redouter l'entorse. Il fait très chaud, le soleil est impitoyable, je continue à m'hydrater toutes les deux minutes avec une unique gorgée d'eau ou de jus d'orange. La descente est très longue, mais petit à petit, l'altitude baisse. Vers deux mille cinq cent mètres, je me sens beaucoup mieux. Il me reste trois ou quatre gorgées d'eau, j'ai soif et je décide de les boire d'un seul coup. Elles passent et je me sens bien. Deux minutes plus tard, une nausée me stoppe net, et fort des enseignements de la veille, je ne me retiens pas. Je me laisse aller et je vomis au bord du sentier. Les derniers spasmes qui évacuent la bile ravivent désagréablement le goût amer qui n'a pas quitté ma bouche depuis la veille. Enfin, je vois des chevaux. Cela fait des heures que je me dis : vivement les chevaux. Gogomé n'est plus très loin. La pente qui m'avait agacé au départ m'irrite tout autant à l'arrivée. Le soleil me brûle le visage et la nuque. Je franchis le torii, la boucle est bouclée.

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Dans le car qui me reconduit à Tokyo, je m'endors tout de suite. Après une petite sieste, je fais le point. Je me souviens d'un maître de stage qui me disait que je n'irai jamais au bout de moi même. Je lui avais répondu qu'il avait raison, que je ne le ferai jamais pour trente francs de l'heure. Ce que je viens de faire n'a rien d'un exploit mais aujourd'hui, j'ai la sensation d'être vraiment allé au bout de moi-même. Et c'est peut être là l'essentiel. Pour décrire à la fois la beauté et la difficulté de l'ascension, un vieux proverbe japonais dit que celui qui n'a jamais gravi le Fuji-San est un fou, mais que celui qui l'a gravi deux fois est encore plus fou. (" Noboranai baka to nido noboru baka "). Je sors donc juste de la folie, mais je crois que j'y replongerai bientôt. Je suis certain que si j'avais pu m'alimenter normalement, tout se serait beaucoup mieux passé. Je décide donc sur le champ de refaire l'ascension lors de mon prochain voyage au Japon. Fort de l'expérience d'aujourd'hui,  je partirai plus tôt, avec un bon appétit, je monterai moins vite, je coucherai dans le refuge avant d'atteindre le sommet, j'achèterai de l'oxygène et du Diamox. Et, si Dieu le veut,  pour mon plus grand bonheur, je revivrai…

 un instant d'éternité…  

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